- Je te raccompagne, m'annonça Florian en verrouillant la porte du local.
Les jeunes étaient ma bouffée d'oxygène. Ils donnaient un sens à ma vie. J'étais utile. Je pouvais faire la différence. Je pouvais agir avant que l'existence ne les condamne à une trajectoire dénuée d'ambition, de rêve et d'épanouissement. Cet engagement à les suivre durant plusieurs semaines, à les pousser à être la meilleure version d'eux-mêmes mettait les choses en perspective. Tout ce qui jusqu'ici me prenait aux tripes perdait en intensité. Je relativisais. Ils n'étaient encore que des adolescents et avaient déjà vécu plus de choses que la plupart des gens. Les conflits, la précarité, les problèmes de santé, le rejet... Un constat attristant et une issue encourageante. Ils ne s'avouaient jamais vaincus. Ils passaient outre. Ils prospéraient autant que possible. La résilience dont ils faisaient preuve était incomparable. Les risques qu'ils acceptaient de prendre en participant à ces ateliers d'éloquence, en se saisissant d'une parole qui ne leur était que rarement donnée, en affrontant la critique que l'expression d'un verbe parfois maladroit pouvait susciter étaient admirables.
- Merci.
Il enfonça ses mains dans ses poches et contracta ses épaules pour abriter son cou d'une légère brise.
- Merci ? , répéta-t-il.
- De m'avoir proposé ces ateliers. J'en avais besoin je crois.
- T'inverses les rôles.
- Comment ça ?
- C'est toi qui me rends service.Il m'avait effectivement demandé de lui prêter main forte. Il avait proposé à la maison de la culture d'animer des ateliers d'éloquence sans imaginer un seul instant qu'ils auraient autant de succès. Les jeunes avaient massivement répondu présents. Trop nombreux pour être efficacement accompagnés par une seule personne, j'avais accepté de le dépanner puis avais pris goût et ritualisé ces rendez-vous hebdomadaires.
- C'est vrai ! Qu'est-ce que je gagne alors ?
La commissure droite de sa lèvre se redressa.
- L'intérêt général, le bénévolat... ça te parle ?
- Mouais... C'est surfait. Je préfère les pièces sonnantes et trébuchantes.
- Des pièces. Ça va, tu coûtes pas cher !
- Que veux-tu j'ai le cœur sur la main ! Je cherche pas à te ruiner.
- C'est tout à votre honneur mademoiselle !D'humeur plus badine, je battis exagérément des cils avant de laisser échapper un petit rire.
- Ma compassion me perdra.
- Sûrement !Nous contournâmes un groupe d'adolescents qui s'apprêtait visiblement à entamer le week-end sous des auspices alcoolisés.
- Ça fait du bien hein ?
- Quoi donc ?
- D'aider son prochain, précisa-t-il.
- Beaucoup.Les lèvres tendues en un large sourire de satisfaction, il hocha la tête.
- C'est pour ça que tu le fais ? Pour te sentir bien ? , m'enquis -je.
Il envoya valser, du bout de son pied droit, une pierre qui avait eu le malheur de croiser son chemin, se frotta la nuque et ramena son bras le long de son corps.
- Ouai un peu mais pas que pour ça. Je viens d'une petite ville dans le Nord.
Étonnant. Il n'était donc pas du coin.
- C'est particulier la vie dans une petite ville. Tout le monde connaît tout le monde. Le moindre faux pas et tu finis en une des commérages.
Où voulait-il en venir ? Je m'abstins de réagir.
- Mes parents se sont séparés quand j'avais 9 ans. Après ça j'ai eu plusieurs beaux pères. Personne n'est resté très longtemps mais ma mère a eu un gosse avec la plupart d'entre eux.
Je ne m'attendais pas à ce qu'il parle librement d'un sujet aussi personnel que celui-là. L'étonnement n'était néanmoins que partiel. Florian ne semblait pas entravé par son passé. Il évoquait ces faits sans aucun complexe. Il n'était pas non plus du genre à craindre le regard d'autrui. Il restait lui en toutes circonstances. Mû par l'intuition, il pouvait, s'il jugeait le moment opportun, révéler des pans de son histoire sans paraître affecté.
- T'as combien de demi-frères et demi-sœurs ? , osai-je enfin demander.
- Cinq. Trois sœurs, deux frères.J'acquiesçais et m'efforçais de ne pas le dévisager. Combien d'étrangers avaient momentanément intégrés sa vie ? Combien de déceptions avaient-ils connu ? L'illusion d'une stabilité qui s'efface aussitôt que le schéma familial classique vole en éclat.
- Je sais pas ... Quand t'es jeune tu subis un peu les choses. T'as pas ton mot à dire. On te demande pas ton avis.
- Ce projet c'est ta façon à toi de laisser les jeunes s'exprimer ?Sur la réserve, il accorda quelques secondes de réflexion à ma suggestion avant d'approuver.
- J'avais pas forcément fait le lien mais ... maintenant que tu le dis... ouais.
La anse de mon sac avait soudainement quitté mon épaule. Bloquée dans son élan par l'arrière-bras je parvins à l'attraper avant qu'elle ne rejoigne le pli de mon coude.
- Et toi ?
- Moi ?
- Oui toi, c'est quoi ton histoire ?
- Qui te dit que j'en ai une ?Il leva les yeux au ciel, secoua sa chevelure déjà bien ébouriffée et me jeta un coup d'œil sceptique.
- Tout le monde a une histoire.
- Pas moi, mentis-je.
- Oh madame est une page blanche ?
- Exactement. Tout est à écrire encore.
- Donc la tête d'enterrement que tu nous as sortie tout à l'heure, c'était quoi ? De la gymnastique faciale ?L'idée m'amusa. Elle était plus attrayante que la réalité.
- Tout à fait monsieur. C'est pour prévenir les premiers signes de vieillesse.
Il approcha soudainement son visage du mien. Déconcertée, je cessai aussitôt de marcher.
- Je vois une ride là...
Il traça doucement de son index une ligne imaginaire sur ma joue. Je fixais son cou à défaut de savoir quoi dire ou faire. Après un moment, il s'écarta.
- Don Juan, l'homme sans scrupule...
Le front plissé, je cherchais à comprendre le sens de sa réplique. Le champ de vision à présent dégagé, je vis enfin ce qui avait provoqué cette réaction pour le moins inattendue. Pantalon bleu marine à fines rayures, chemise blanche au col entrouvert, corps tendu d'un mètre quatre-vingt-cinq, avant-bras croisés au niveau du torse... L'éclairage de la voie publique ne rendait pas justice à cette apparition. Appuyé sur sa berline rouge, il nous fusillait du regard.
- Merde, marmonnai-je tandis que Florian glissait sa main dans la mienne.
Ces lèvres charnues, ces iris d'acier, ces cheveux blonds cendré, cette barbe que je savais être délicieusement irritante... Merde, merde, merde.
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Déboires chroniques
ChickLitLa vie est loin d'être un long fleuve tranquille. Les espoirs, les idéaux, l'utopie que notre esprit engendre sont mis à mal par les épreuves jalonnant notre chemin. La solidité des liens amicaux et amoureux est testée durant ces épreuves. Jena, ét...