Partie 38 : imperfection

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Le repas préparé fut aussitôt consommé. Je fis la vaisselle tandis que ma mère, enroulée dans une couverture, s'installait confortablement dans son fauteuil préféré. Elle se laissa bercer par la télévision en fond sonore et emporter par le sommeil.
L'être humain est une créature d'habitude.
Se lever aux aurores. Préparer le petit-déjeuner. Accomplir les tâches ménagères du jour. Préparer le déjeuner. Faire une sieste. Accompagner son thé ou café de l'après-midi d'une patisserie.
Préparer le dîner. Dîner en échangeant des banalités. Regarder la télévision. Aller se coucher.
Une succession d'actions très clairement rythmée par les repas et l'entretien de la maison. C'était le quotidien de ma mère.
Celui de mon père n'était pas très différent. Les tâches ménagères, il les faisait sur son lieu de travail lorsqu'il nettoyait les parties communes du site dont il avait la charge. Mes parents ne partaient en vacances qu'une année sur deux. Ils étaient le reste du temps confinés dans cette ville, ce quartier, cet HLM situé au rez-de-chaussée d'une tour de 9 étages. Un quotidien dont ils ne se plaignaient que rarement.
J'étais dans mon eldorado lorsque mon père fit son apparition. Le dos courbé, le souffle court et la main droite recouverte d'un pansement. Avait-il encore perdu du poids ?
J'allais à sa rencontre. Un moment de flottement plus tard, il me fit la bise. Nos interactions étaient toujours maladroites. Incapables, l'un comme l'autre, de manifester notre affection. Ma mère, que sa venue avait réveillée, s'empressa de servir la table. Je décidai de lui prêter main forte.

- Qu'est-ce qui t'es arrivé ?

Il fronça les sourcils ne comprenant visiblement pas le sens de ma question. Je désignai sa main du menton.

- Problème d'ascenseur.

Il attaqua avec entrain la soupe de pois cassés qu'il avait à présent sous le nez et récupéra un morceau de pain du panier que je lui tendais.

- Je lui ai dit de laisser un professionnel régler le problème.
- Tu t'es coincé la main ?

Il ignora le reproche de ma mère et confirma ma supposition d'un hochement de tête. C'était un homme de peu de mots mon père. Je n'avais clairement pas hérité de ce trait de caractère. Il était devenu encore plus taciturne depuis ... depuis ...
Je ne parvenais pas à aller au bout de cette pensée. Formaliser, même dans mon esprit, le drame qui nous avait frappé était encore difficile. Nous n'étions, tous les trois, que l'ombre de nous-mêmes depuis ce fameux appel. Si j'avais taché, tant bien que mal, de recoller les morceaux d'une âme qui avait, ce soir là, volé en éclat. Je n'étais pas certaine de pouvoir retrouver tous les éléments du puzzle. Une œuvre à jamais incomplète. Un produit défectueux. Voilà ce que j'étais. Voilà ce qu'on était.

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