Partie 78 : distance de sécurité

8 1 0
                                    

Il paraissait plus jeune et accessible dans son pantalon en toile noir et son t-shirt vert olive.

- Ok. Ici ? , demandai-je.

Il secoua la tête.

- Suis-moi.

Je glissai la clé de ma chambre dans la poche arrière de mon jean et lui emboitai le pas. Nous empruntâmes les escaliers et longeâmes, trois étages plus bas, un couloir similaire au nôtre. Il tira sur la poignée d'une porte vitrée qui donnait vers l'extérieur. Quelques pas plus tard nous atterrîmes dans un jardin jouxtant une des façades du château. Un coin de paradis que je n'avais pas encore eu le loisir de découvrir.

- C'est un potager ? , m'enquis-je en pointant du doigt six carrés aux couleurs vives.

Il acquiesça. Captivée par les légumes et fleurs qui coexistaient en harmonie j'en oubliais presque la raison de notre venue. Poireaux bleu, choux et betteraves rouge, tiges vert jade...

- Cette disposition en forme géométrique est une pratique héritée du Moyen Age... , m'informa Guesdes.

Distraite par le parterre d'iris violet, je ne l'écoutais que d'une oreille.

- On s'est aussi pas mal inspiré des italiens, poursuivit Noah.
- Ah bon ?

Il désigna de son index une fontaine et quelques éléments décoratifs.

- À cette époque les jardins des monastères avaient une fonction utilitaire. Nourriture, plantes médicinales ... L'approche italienne a permis d'en faire aussi un lieu de promenade et de détente.
- Intéressant...

Il m'invita à m'asseoir sur un banc en fer forgé. Le bras droit posé sur un accoudoir en spirale je fixais un point imaginaire tandis qu'il s'installait à son tour. Le vide entre nous. Une distance de sécurité. Pour moi. Pour lui ?

- Ton après-midi s'est bien passé ?

Question banale.

- Ouais très bien.

Réponse banale. Le regard au loin, il semblait pensif. Je n'osais pas perturber la quiétude ambiante. Après ce qui me parut être une éternité Guesdes reprit :

- J'ai la rancune tenace.

Nouvelle pause. Il n'avait pas fini de parler. Je ne voulais pas interrompre son élan.

- Je me suis confié à toi.

Je quittais la transe dans laquelle le point imaginaire m'avait plongé pour poser mes yeux sur cet homme près de moi qui visiblement peinait à trouver ses mots.

- Ce que je t'ai dit ...

Il se massa la nuque, soupira, jeta un bref coup d'œil dans ma direction avant de poursuivre :

- Ça n'est pas une information que je dévoile a n'importe qui.

Main sur la cuisse droite, mouvement latéral de la jambe... était-il anxieux ? Difficile à dire.

- J'en suis à un point où, contrairement à toi, je peux en parler sans ...

Réalisant son erreur, il n'acheva pas sa phrase et pivota vers moi pour évaluer mon humeur.

- Où veux-tu en venir ? , demandai-je.

Je sentis mon corps se tendre. Je n'aimais pas la tournure que prenait son propos. Je n'aimais pas qu'on expose ainsi mes failles.

- Pourquoi est-ce que tout doit être aussi compliqué avec toi ?
- Moi ?! , lançais-je stupéfaite par sa remarque.
- Oui toi.
- Je passe mon temps à m'excuser.
- Parce que tu passes ton temps à gaffer.
- Parce que je suis la seule capable d'admettre ses torts, rectifiai-je.
- Quels torts je n'ai pas admis ?

Il était sincèrement curieux.

- Tu m'as abandonné dans la salle tout à l'heure...
- Tu m'as mis dans une posture inconfortable.
- C'est vrai, concédai-je, mais inconsciemment. Je ne savais pas que tu étais attendu.
- Et tu n'étais pas seule.
- Quoi ?
- Je ne t'ai pas laissé seule.

Mon front se plissa de perplexité.

- Florian ?

Il déglutit puis hocha la tête.

- On s'écarte du sujet.
- Quel sujet ?, demandai-je.
- Je fais des efforts pour gagner ta confiance. Et tu disparais. Pendant des jours. Sans aucune explication.

Je m'apprêtais à réagir mais il ne m'en donna pas l'occasion.

- Quand tu reviens, tu es là sans l'être. Tu ne voulais pas venir à ce séminaire je me trompe ?

Non je ne voulais pas. Comme je ne voulais pas à présent lui donner raison.

- Je t'ai donné un exercice. Tu t'en souviens ?

J'inspirai profondément et expirai lentement.

- Oui.
- Alors ?
- Alors je ne suis pas un rat de laboratoire sur lequel tu peux t'amuser à expérimenter des choses.

Je quittai le banc. La distance de sécurité n'était plus suffisante. Je sentis sa présence derrière moi. J'avais envie de mettre un terme à cette conversation et d'explorer l'endroit. Les poils hérissés par le vent frais et par Noah je marchais d'un bon pas.
- Tu m'accuses de choses qui ne sont pas vraies.
- Je ne t'accuse pas.
- Je n'expérimente rien sur toi.

Je fis volte-face et manquais d'heurter mon mentor. Il agrippa mes bras pour freiner son allure et nous éviter la chute. Il plongea ses yeux gris dans les miens et maintint sa prise. Les battements de mon cœur, affolés par la proximité de nos corps et ses doigts plantés dans ma chair, étaient assourdissants.

- Je n'expérimente rien, martela-t-il.
- Ok.

Le piaillement des oiseaux, les feuilles que la caresse du vent faisait bruyamment réagir et lui dont le regard cherchait à me persuader.

- La fury room, le travail sur la confiance, m'encourager à prendre des risques quitte à échouer, énumérai-je. Tu me reproches de t'avoir mis tout à l'heure dans une posture inconfortable. C'est pourtant ce que tu fais avec moi depuis le début.

Il libéra mes bras et recula d'un pas.

- Et toi Noah, quand est-ce que tu vas affronter tes démons ?

Les pupilles dilatées, la bouche très légèrement entrouverte, il haussa les sourcils. Guesdes sans voix. C'était une première. Je ne savais pas si je devais célébrer ou regretter ce moment.

- Noah... , souligna-t-il.

La surprise passée, il retrouva l'assurance voire l'arrogance qui le caractérisait. Je levai les yeux au ciel puis les reposai sur son visage victorieux. Sourire aux lèvres, la tension laissa place à l'amusement.

- Oh non... , marmonnai-je.

Le rire qui s'échappa de Guesdes était rare, plaisant et communicatif.

- Enfin ! , s'exclama-t-il.

Enfin ? Enfin nous étions détendus ou enfin je l'appelais par son prénom ? Quelque chose, je ne savais pas quoi exactement, me faisait penchée pour la deuxième option. L'idée qu'il y tienne à ce point provoqua chez moi un début de sentiment que je cherchais à tout prix à étouffer. Touchée par ses traits adoucis, je me détournai de lui pour m'enfoncer dans le jardin.

- Tu me fais visiter ?
- Avec plaisir, répondit-il avant de me rejoindre.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant