Les invités pliaient bagages. Le week-end touchait à sa fin. Certains avaient d'ores et déjà récupéré leur véhicule et quitté le domaine tandis que d'autres profitaient des derniers rayons de soleil de la journée pour discuter à l'entrée du château avant le grand départ. Assise sur l'herbe à quelques mètres de l'étang j'attendais sagement Noah. 19h07. Guesdes en retard. Étrange. La surface plane de l'eau, le sifflement du vent, les brindilles pliant sous la pression de l'air, les arbres encerclant la plaine et l'imposante façade du château... Je m'imprégnais des lieux. Je remontai le col de mon sweat à capuche gris pour protéger mon cou de la fraicheur ambiante et agitai ma jambe droite pour en chasser les fourmillements. Mes parents apprécieraient ce genre d'endroit. Ma mère surtout. Le calme, la verdure, l'espace, le confort d'un hôtel luxueux. J'aurais aimé qu'ils connaissent autre chose que le quartier et leur ville natale. J'aurais aimé qu'ils voyagent, qu'ils découvrent le monde et tout ce qu'il a offrir. J'aurais aimé vivre ces moments avec eux. Les voir détendus, heureux, reposés. Mais difficile de les amener à quitter leur routine, à faire autrement. Peut être, après tout, que je projetais mes envies sur eux. Peut-être qu'ils ne voulaient rien de tout ça, qu'ils étaient satisfaits de cette routine. Ravis de rentrer au pays une année sur deux retrouver les leurs, se retrouver. Une pression exercée sur mon épaule droite interrompit mon monologue interne. Barbe de trois jours, cheveux blond cendré, sourcils fournis, cou imposant, t-shirt bleu marine, jean brut, corpulence moyenne, muscles dessinés et des yeux ... qui marquent les esprits. Des yeux qui à l'instant me dévisageaient. Le cuivre des miens appréciait le spectacle. Guesdes était attirant. C'était indéniable. N'importe quelle personne dotée d'une bonne vue dresserait le même constat. Il n'y avait donc aucune honte à l'admettre.
- Désolé pour le retard.
- Tu t'excuses ? C'est rare...Il plissa légèrement le front et m'adressa un demi-sourire avant de poursuivre :
- J'avais quelques détails à régler.
- Détails ?Il logea, le plus naturellement du monde, sa main dans la mienne, ignora ma question et s'engagea dans un sentier à quelques mètres de nous. Il resserra sa prise autour de mes doigts craignant sans doute que je m'en échappe. Nous nous enfonçâmes dans la forêt. Moi, trop absorbée par lui pour dire un mot. Lui, trop absorbé par le trajet pour se fendre d'une quelconque explication. Nous marchâmes ainsi longtemps avant que, n'y tenant plus, je freine l'allure et, agrippant son biceps, l'invite à me regarder.
- On va où ?
- On y est presque.Il reporta aussitôt son attention sur le chemin.
- Ça ne répond pas vraiment à ma question.
- Patience.J'avais impression d'être une petite fille lassée par la route sollicitant inlassablement ses parents. "On est bientôt arrivé ? ". Nous étions seuls. Absolument seuls. Le soleil commençait à décliner. Je ne savais pas où il m'emmenait ni ce qu'il avait prévu de faire. La fataliste que j'étais aurait, en temps normal, évité comme la peste ce genre de situation. Guesdes n'était certes plus un inconnu mais nous n'étions pas non plus des amis que le temps et l'adversité avaient rapproché. Des amis qui se suivraient aveuglement et sans crainte. Pourtant j'étais là à le suivre aveuglément et sans crainte. Quand avait-il gagné ma confiance ?
- Ça commence souvent comme ça dans les faits divers, le taquinai-je.
- Comment ?
- Une forêt, une femme seule, l'obscurité ...
- Il fait encore jour, reprit-il une pointe d'amusement dans la voix.
- Le temps de préparer la scène de crime, il fera nuit rétorquai-je.
- Ta fascination pour les histoires morbides m'inquiète.
- Toi ? Inquiet ?Il me jeta un rapide coup d'œil.
- Ça m'arrive.
- Quand ?
- Quand on ne répond pas à mes appels et messages par exemple.Un sous entendu à peine voilé.
- Parfois on est occupé.
- Pendant dix jours ?
- Parfois on est très occupé.La commissure droite de mes lèvres s'étira. Il laissa ma piètre excuse sans réponse.
- Tu t'es vraiment inquiété ? , m'enquis-je après un moment.
Il s'arrêta. Orienta son torse vers moi sans pour autant croiser mon regard. Il se contenta de fixer un point en contrebas.
- Oui.
Guesdes inquiet ? Je sentais ses doigts pressurer le dos de ma main.
- Pourquoi ?
Il émit un profond soupir.
- Je pensais que tu avais fait une nouvelle crise.
Je déglutis. Je voulais m'écarter de lui mais il ne m'en laissa pas l'opportunité. Je n'aimais pas qu'il me voit ainsi. Un être fragile incapable de tenir sur ses deux jambes. Une personne qui menaçait, à la moindre évocation d'un passé douloureux, de s'effondrer. Je m'en voulais d'être réduite à ça. D'être aussi faible quand j'avais des parents que les coups durs n'avaient pas défaits.
Il se remit en chemin. Le sentier déboucha sur une vaste clairière surélevée. Dominant une partie de la forêt, cet espace offrait une superbe vue sur le ciel et l'horizon. Noah avait installé, près de ce que je supposais être un chêne, une nappe sur laquelle reposait un panier en osier et deux lampes torches. Il ignora mon air surpris, libéra ma main et m'invita à m'installer. Voilà qui expliquait son retard.- Tu voulais voir les étoiles, dit-il l'air de rien.
Un vague regret formulé il y a plusieurs semaines sans réelle conviction qu'il avait pris au mot. Il m'avait offert le ciel étoilé qu'il m'était impossible de voir en plein centre urbain. Émue par une attention que personne n'avait jusqu'à présent eu à mon égard je pris timidement place sur la nappe. Il ne tarda pas à me rejoindre.
- Ça va ?, s'enquit-il.
- Je sais pas quoi dire.
- Je peux toujours transformer ça en faits divers si ça ne te plait pas.Il désigna, sourire aux lèvres, d'un geste circulaire les environs.
- Je suis plus habituée à la violence et au drame.
Le visage froissé de contrariété, il donna à cette phrase plus de sens que je n'avais voulu en mettre.
- Il est temps de changer d'habitude.
- Plus facile à dire qu'à faire.
- Tout s'apprend.
- J'ai passé l'âge d'apprendre de nouvelles choses.
- Il n'y a pas d'âge pour ça.Les lèvres tordues, les sourcils froncés, je repris :
- Ok... Tu as appris quoi récemment ?
Allongée, je contemplais le ciel rose orangé à l'infini étendu.
- J'ai appris qu'il y avait plus têtue que moi.
- Impossible, ironisai-je.
- Et pourtant ...Les avant-bras contre la nappe, le dos penché vers l'arrière, les jambes dépliées, les chevilles croisées, la commissure droite tirée il observait silencieusement l'horizon.
- J'ai pris un risque, murmurai-je.
- Tu as quoi ?J'inspirai profondément, n'étant pas certaine de vouloir m'aventurer dans une conversation aussi délicate.
- J'ai pris un risque. Je me suis mise dans une situation où l'échec était une sérieuse possibilité.
Il se pencha un peu plus en arrière et pivota dans ma direction. Une main soutenait à présent sa tête tandis que son bras gauche reposait lâchement devant lui.
- Et ?
Je dégageai d'un geste les quelques mèches de cheveux indisciplinées qui m'obstruaient la vue.
- Et je crois que je t'en veux un peu.
- Tu crois ?
- Je sais, rectifiai-je.
- Pourquoi ?
- Parce que ... Je n'avais pas rêvé de lui depuis longtemps.Sa simple évocation me tordit l'estomac. Le regard perçant de Guesdes n'arrangea pas les choses.
- De qui ?
- De mon frère.Du coin de l'œil, je perçus son étonnement et sa confusion. Il attendait. Il était peut-être temps de lui faire confiance, d'en révéler un peu plus, de prendre un autre risque...
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Déboires chroniques
ChickLitLa vie est loin d'être un long fleuve tranquille. Les espoirs, les idéaux, l'utopie que notre esprit engendre sont mis à mal par les épreuves jalonnant notre chemin. La solidité des liens amicaux et amoureux est testée durant ces épreuves. Jena, ét...