Partie 130 : à nos destins malmenés

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- Chaque soir, avant de nous coucher ma grand-mère nous racontait une histoire. Il y en a une qui revenait régulièrement.
- Laquelle ? , demandai-je intriguée par son demi-sourire nostalgique et son regard attendri.
- Celle d'Isis. Reine mythique et déesse funéraire de l'Egypte antique. Sœur et épouse du roi Osiris dont le frère Seth avait, fou de jalousie, orchestré l'assassinat.
- Sœur et épouse ?
- L'inceste était monnaie courante chez eux.

Dégoûtée à la simple idée qu'un mythe, même divin, puisse normaliser la chose, je ne manquais pas de le faire savoir.

- Berk...

Une réaction, sincère et puérile , qui l'amusa. Un coup d'œil plus tard, il reprit son récit.

- Elle était également appelée mère des douleurs. Tu sais pourquoi ?

La conversation prenait étonnamment une tournure scolaire. J'avais l'impression d'être une élève dont on cherchait à tester les connaissances.

- Osiris j'imagine ... ?

Les yeux rivés au sol, le corps penché vers la droite pour permettre à la paume de sa main de couvrir sa joue et à son coude, planté sur le bras de la chaise, de soutenir le tout, il hocha la tête.

- Exact. Elle a enduré l'ultime douleur. La perte de l'être aimé. On dit que Seth, aidé de 72 complices a enfermé Osiris dans un coffre de 50 mètres de long qu'il a ensuite jeté dans le Nil.
- Sympa les contes pour enfant chez toi.

Déterminé à aller au bout de son propos, il ignora ma remarque.

- Plus tard à Rome, on lui associera l'amour et la fécondité. Isis Victrix, celle qui l'emporte sur le sort et la fortune aveugle. Elle a cherché longtemps et sans relâche le coffre que le courant a emporté en mer. Elle a surmonté son désespoir et sa peine pour le retrouver. Et elle y est parvenue. Elle a mis sa dépouille à l'abri de Seth. En vain. Il dénicha puis découpa le cadavre d'Osiris en quatorze morceaux qu'il dispersa de tous côtés.
- De plus en plus glauque...
- Isis a, malgré les obstacles, réussi à recouvrir et restaurer le corps démembré de son époux. Ressuscité par sa bien aimé, il fit de l'au-delà son royaume et présida le jugement des morts.

Le brouillard, à mesure qu'il avançait dans son récit, se dissipait.

- Frère et âme sœur ... , soulignai-je.

Isis et Osiris. Noah et Amane. Moi et Issa. Des êtres que le destin avait malmenés puis brutalement séparé.

- Est-ce que tu cherches toi aussi à retrouver ton âme sœur?

Il libéra son visage de l'emprise de sa paume, s'enfonça un peu plus dans son siège, croisa les jambes et poussa une profonde expiration.

- Ça n'est pas ce que j'essaie de te dire.

Les sourcils légèrement froncés, la bouche tombante, ma question semblait ... l'agacer.

- Ah bon ?

Nouveau soupir. En quête de la patience qui lui faisait pour le moment défaut, il laissa quelques secondes s'écouler avant de me répondre.

- Je ne pense pas qu'Amane soit mon âme sœur.

Une réponse qui ne fit qu'accroître ma perplexité. Le brouillard qu'était cette discussion venait à nouveau de s'épaissir.
Où voulait-il en venir ?

- Je ne comprends pas.

Il frotta le coin droit de sa mâchoire. Les yeux perdus dans le vide, il donnait l'impression de penser à voix haute.

- Je suppose que c'est normal. Après tout, je ne l'ai moi-même compris que très récemment.
- Compris quoi ? Que tu ne l'aimais pas ?
- C'est plus compliqué que ça. Je l'ai aimé. Sincèrement. Et sa mort... j'imagine que oui. Comme Isis j'essaie, tout du moins symboliquement, de la ramener à la vie en collectant et conservant des souvenirs d'elle.

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