Partie 97 : cet homme

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Aucun mot ne s'échappa de sa bouche entrouverte. Il brisa l'équilibre précaire qui le maintenait accroupi et se laissa doucement tomber au sol.

- Plus jeune, reprit-il en s'adossant au canapé, ma sœur et moi, on appelait ma nounou maman.

Il cessa de fixer la lampe qui occupait l'angle de la pièce et croisa enfin mon regard.

- Mes parents ont une conception de leur rôle très ... particulière. Impossible de matcher leurs attentes. J'ai pourtant essayé d'exceller partout. J'espérais les rendre fiers et avoir une relation basée sur autre chose que mes performances. C'était naïf de ma part. Ils en demandent toujours plus. À dix ans je faisais du judo une fois par semaine, du foot deux fois par semaine, du solfège quatre heures par semaine et des stages de théâtre pendant les vacances. J'avais des cours particuliers en mathématiques et langues étrangères. Ils avaient planifié chaque minute de ma vie mais ne s'étaient jamais intégrés à ce planning.

Noah ne s'était, jusqu'ici, que très rarement confié. Il avait, étonnamment, décidé de le faire au moment le moins opportun. Je l'écoutais pourtant attentivement. Figée par la crainte qu'il s'interrompe.

- Comment ça ?
- Très peu voire aucun moment en famille. L'affection qu'Agathe comme moi avons cherché à obtenir de nos parents on l'a reçu de notre nounou.
- Ils souhaitent votre réussite. C'est peut-être leur façon à eux de se montrer affectueux.
- Peut-être.
- C'est ça qui t'a donné envie de mentorer ?

Il leva un sourcil.

- Accorder à quelqu'un d'autre l'attention que tu n'as pas reçu, m'expliquai-je.
- C'est toi qui m'a donné envie de mentorer.

Sa voix, assurée, ses pupilles, perçantes, son corps, détendu... Un frison balaya ma jambe droite, traversa mon ventre et chahuta mon thorax. Je pris mon courage à deux mains et profitai de cette occasion exceptionnelle pour me lancer.

- Parle-moi d'elle.

Une requête longtemps pensée mais jamais énoncée. L'absence de transition ne l'empêcha pas de comprendre immédiatement à qui je faisais référence. La bouche pincée, il me scruta, cherchant probablement à cerner mes motivations. Il releva sa jambe, glissa une main dans ses cheveux et posa un coude sur son genou.

- Je n'aime pas trop parler d'elle.
- Je sais.

Je troquai le fauteuil pour le tapis. Mon confort pour sa proximité. Il se mordit l'intérieur des joues avant de reprendre :

- Nos parents sont amis.
- C'est comme ça que vous vous êtes rencontrés ?

Il acquiesça.

- On était voisin. On a fréquenté le même lycée.
- Vous étiez vous-même amis avant d'être ... plus ?

Plus. Ce mot m'arracha une grimace.

- Elle était proche d'Agathe. Moi pas tellement. On se parlait très peu voire jamais.
- Quand est-ce que les choses ont changé ?
- Quand on s'est retrouvé dans la même classe. Dernière année de lycée.

L'exercice que je lui imposais était difficile. Pas insurmontable mais difficile. Il pencha la tête en arrière, préférant observer le plafond que mêler son regard au mien.

- Son nom... ?

J'avais l'impression, par mes questions, de m'immiscer dans son intimité. Mes doigts dessinaient des cercles invisibles sur ma cuisse. Une distraction qui m'empêchait d'observer trop longtemps sa pomme d'Adam, son menton pointé vers le ciel, son cou tendu.

- Amane.

Un murmure. Rien de plus.

- Amane ? , répétai-je.

Aucune réaction.

- C'est jolie.

Silence.

- Pourquoi ?

Mon index droit engagé dans un mouvement circulaire était à présent suspendu en l'air. Je déglutis.

- Pourquoi ... ?

Je faisais écho à sa question. Faute de mieux.

- Pourquoi lui ? , précisa-t-il ramenant ses iris argentés vers moi.

J'expirai bruyamment. Pourquoi Florian ?

- Ça n'a pas d'importance.
- Ça en a pour moi.
- Pourquoi ?, demandai-je à mon tour.

Il s'apprêtait à dire quelque chose mais se ravisa.

- Tu m'as manqué Guesdes.

Une confession sincère que je ne pouvais contenir. Nous étions tous les deux là, assis par terre à se regarder dans le blanc des yeux, à exposer nos plaies mal cicatrisées, à se rejeter et se désirer en même temps.

- Toi aussi.

Ce regard. Ces mots... Cet homme.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant