Déboires chroniques

Partie 139 : le couronnement

Les loges, les arrières salons, le lustre de bronze et cristal massif au centre de la coupole... 
Captivée par les personnages ailés et instruments de musique qui couvraient majestueusement le plafond, je manquais de heurter un passant. Admirative voire franchement intimidée par les dorures, sculptures et marbre que je découvrais à chaque pas, je m'agrippai fermement au bras de Noah.
Il semblait, contrairement à moi, dans son élément et avançait lentement mais sûrement vers la scène. Il m'adressa un rapide coup d'œil avant de reporter son attention sur les fauteuils au bois teinté de noir et au velour rouge capitonné.
Tout le monde était très apprêté. Si j'avais su, j'aurais peut-être choisi une tenue moins... quelconque. Du charmant petit restaurant au cadre intimiste dans lequel nous venions de dîner à l'opulence de l'Opéra... Il avait planifié notre soirée à la minute près. Je comprenais enfin la frustration que mes vingt minutes de retard avaient engendrée. Je voulais matcher ses efforts, l'enchanter comme il m'enchantait. Une fois installée, il mêla ses doigts aux miens et caressa de son pouce le dos de ma main. Un léger contact auquel mon corps ne manqua pas de réagir. Il me témoignait publiquement son affection ...
Le coeur tambourinant, je réalisais progressivement ce que nous étions l'un pour l'autre. Ce que nous devenions. Je n'étais pas démonstrative. Pas encore. Je ne pouvais pas m'empêcher de craindre le pire. J'avais peur de me laisser aller, de m'engager pleinement, de l'aimer sans limite et ... de le perdre. Une furtive montée au sommet pour une atroce descente aux enfers.

- C'est un ballet, m'annonça-t-il.

Je cessais de contempler nos mains entremêlées pour aller à la rencontre de ses iris argentés. Il m'observait avec attention. Depuis combien de temps ? Percevait-il mes doutes ?

- Oh je vois. Et l'histoire ?

Le sourire en coin que sa bouche dessina me troubla. Avais-je dit une bêtise ? La honte. Là, tout de suite, je voulais me faire toute petite. Tourne sept fois la langue dans ta bouche avant de parler !  Encore un conseil avisé que j'avais malheureusement manqué de suivre.

- Il y a bien une histoire, non ?

Je ne pouvais qu'assumer ma question. Il n'était pas dupe. Le déficit culturel était évident. Nous venions de deux mondes différents. L'opéra ne faisait pas partie du mien.

- C'est une adaptation de Don Juan.

Les adorables fossettes que ses joues révélèrent confirmèrent qu'il était d'humeur taquine.

- Don Juan... Un choix totalement hasardeux j'imagine..., repris-je les commissures légèrement retroussées.
- Totalement.
- Pas du tout une source d'inspiration.
- Pour qui ?
- Toi ! , m'exclamai-je.

Il laissa échapper un rire discret mais plaisant. Un rire réconfortant dont je ne me lassais pas.

- Tu es plus Don Juan que je ne le suis... , rétorqua-t-il avec humour.

Don Juan. Je relevai aussitôt la tête. Frappée par une soudaine réminiscence. Elle gagnait douloureusement en précision. Un souvenir qui me dérangeait l'esprit au moment le moins opportun. Don Juan, l'homme sans scrupule. Florian avait prononcé ces mots peu de temps avant que Guesdes ne m'invite à passer la journée, chez lui, dans sa maison de campagne.
"Un Don Juan est un homme sans scrupule qui se plait à séduire toutes les femmes. Je ne me plais à séduire qu'une seule femme." Ces mots enfouis dans un coin reculé de ma mémoire se rappelaient douloureusement à moi. Il s'était savamment défendu d'être un coureur de jupons et avait par la même occasion réaffirmé le vif intérêt qu'il me portait. Ce jour-là, il m'avait à nouveau demandé de lui accorder une chance, un tête à tête. 
Une boule de culpabilité se logea dans ma poitrine. J'avais entretenu l'ambiguïté avec Florian. Je n'avais pas exclu de façon ferme et définitive la possibilité d'être autre chose que des amis. Tout du moins pas encore. Je redoutais ce moment. Je craignais de le décevoir ou le blesser. Et pourtant mon inaction nous conduisait inévitablement à ça.