Partie 96 : échec et mat

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Nous nous étions quittés en mauvais termes. Pourtant il était là, dans mon salon, sur mon canapé. Treize jours sans qu'aucun de nous ne donne signe de vie. Je pensais qu'il en avait fini. Fini de tourner en rond. Un pas en avant, trois pas en arrière. Je le croyais lassé. Lassé de répéter encore et encore les mêmes mouvements. Une danse interminable. Une histoire sans dénouement. J'avais embrassé Florian. Avec facilité. Je l'avais fait pour éviter un retour en arrière. Pour me prémunir d'un moment de faiblesse. La seule présence de Guesdes éveillait tous mes sens. Mon corps, sous tension, mon épiderme, en feu, mes mains, moites, ma poitrine, serrée, il me fallait un garde-fou et vite. Je culpabilisais de faire de Florian un pion. Une pièce secondaire d'un jeu dont je ne comprenais que partiellement les règles. Je tempérais mes remords en me persuadant qu'il pouvait être plus que ça. Plus qu'un abri, plus qu'une excuse pour m'empêcher de sauter sur l'homme installé face à moi. Un homme qui m'avait cruellement manqué.

- Ça va ?

Le front plissé, les jambes croisées, un bras sur l'accoudoir, l'autre sur le coussin, il me dévisageait.

- Ça va, mentis-je en resserrant le plaid autour de mes épaules et en m'enfonçant un peu plus dans mon siège.

Il se détacha du dossier, se mordit la lèvre inférieure avant de reprendre :

- Ok, je reformule. Qu'est-ce qui ne va pas ?

Je soupirais. J'étais affligée d'une fatigue persistante. Une de celles qui s'abat sur vous lorsque rien ne va. Une fatigue provoquée par de longues journées passées à ignorer votre peine pour atténuer celle de vos proches. J'étais reconnaissante. Vraiment. De vivre une vie où ni la mort ni la faim ne faisaient partie de mon quotidien. Reconnaissante d'être libre de mes gestes et maîtresse de mes décisions. Je ne pouvais néanmoins m'empêcher d'être épuisée par les obstacles jalonnant mon existence. Aussi modestes furent-ils. La tête lourde, le corps enveloppé par mon fauteuil, les jambes retroussées, le pied gauche sous mon fessier, le droit au sol... Une position confortable et rassurante, un environnement familier qui m'encourageaient à parler librement.

- Tu sais ce que c'est que de grandir dans une cité ?

Il fronça les sourcils, s'accorda un petit moment de silence avant de répondre :
- Non.
- Un quartier populaire ?
- Non plus.

J'avais, quelques heures plus tôt, ouvert les fenêtres pour aérer l'espace. Une mouche s'était infiltrée. Le battement frénétique et sonore de ses ailes fut interrompu par la voix grave et un peu rocailleuse de Noah.

- J'ai vécu dans une petite ville à une heure d'ici.
- Pavillon ? Jardin ?
- La totale.

J'acquiesçai et lui adressai un sourire mélancolique.

- Sympa.

Il déplia ses longues jambes, s'installa au bord du canapé et se pencha vers moi.

- Tes parents font quoi dans la vie ? , demandai-je.
- Médecins.
- Les deux ?
- Ma mère est généraliste, mon père ophtalmo.

Comment, alors qu'un monde nous séparait, parvenait-il à me comprendre ? Les situations ou personnes trop lointaines de ma zone de connaissances me mettaient souvent mal à l'aise. J'essayais généralement d'adopter une attitude neutre et espérais ne pas fauter. Je ne maîtrisais, que dans les grandes lignes, les codes de certains milieux. J'avais toujours l'impression, lorsque je côtoyais une catégorie sociale différente de la mienne, de réaliser une interro. en ayant uniquement révisé la veille. J'étais sur le qui vive, je craignais le ridicule généré par une référence culturelle non acquise. Il était différent. Il était accessible. Il parvenait à mettre au second plan les marqueurs sociaux qui prenaient d'ordinaire énormément de place.

- Raconte-moi.
- Te raconter quoi ?
- Ta vie en cité.
Je plongeais mes yeux dans les siens. Il était sincèrement curieux.
- La cité c'est tiré le meilleur partie d'une situation déplorable.

Il s'affaissa sur le canapé prêt à écouter la suite.

- C'est plein de choses uniques. La fraternité, le sentiment d'appartenance à un groupe. Notre territoire c'est notre identité. Il nous représente. La cité c'est des fous rires à n'en plus finir, des galères dont on se souvient avec nostalgie. On est riche.
- Ah oui ?
- Oui on est riche par nos cultures, nos langues, notre débrouillardise, résilience. On subit en silence. On garde la tête haute quoi qu'il arrive. On ne se laisse pas briser.
- Briser par quoi ?
- La liste est longue.
- Mais encore...

J'expirai. Cette partie était pénible. Elle troublait les sentiments que j'avais à l'égard de mes origines.

- La cité c'est aussi un engrenage, de la pauvreté, de la violence. C'est des descentes de police qui perturbent tout le voisinage. C'est des contrôles injustifiés, des affrontements entre les forces de l'ordre et les jeunes, des incivilités. C'est des gens partis trop tôt, des parents qui aspiraient à mieux pour eux comme pour leurs enfants. C'est des profs qui se battent pour des élèves qui ne croient plus en rien et d'autres profs qui incarnent le plafond de verre contre lequel ils sont censés lutter. C'est des jeunes qui gâchent leur vie à tenir les murs de bâtiments laissés à l'abandon, des trafics et règlements de compte. C'est une population qui accepte son sort, qui est dans le déni jusqu'à ...
- Jusqu'à ?

Je mettais des mots sur un univers que je ne connaissais que trop bien. L'anxiété qui m'habitait s'apaisa. Partager ma réalité avait quelque chose de cathartique.

- Jusqu'à la prochaine implosion.
- Et toi dans tout ça ?
- Moi ?
- Est-ce que tu acceptes ton sort ? Est-ce que tu es dans le déni ?

Étais-je à deux doigts de l'implosion ? Pouvais-je m'en prémunir ? Guesdes avait quitté sa place, accroupi face à moi, une main sur mon genou, il me fixait. Le cœur serré, je l'observai à mon tour. Le temps semblait figé. Notre relation avait évolué. Il n'était plus mon mentor. Il était plus que ça.

- J'ai embrassé Florian.

Les règles du jeu ne m'étaient pas complètement connues mais rien ne m'empêchait d'avancer mon pion. Ni de faire de ce pion un roi.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant