J'étais confuse. Sincèrement. Je savais, compte tenu de la façon dont le dîner s'était achevé, qu'il ne m'accueillerait pas à bras ouverts. Mais j'étais à mille lieux de penser qu'il me serait aussi hostile.
- Moi ? Qu'est-ce que j'ai fait ?
Maladresse. Je savais ce que j'avais fait. J'avais fui. J'avais fui à l'instant où il m'avait révélé ses blessures de guerre. Il s'était mis à nu dans l'espoir de trouver chez moi de la compassion, une main tendue, une délivrance. Il n'avait reçu en retour qu'un regard effaré, une trahison. Florian. J'avais appelé Florian. Je l'avais amené chez Guesdes. Il m'avait témoigné son affection. Je l'avais laissé faire. J'avais quitté Noah pour un autre. C'était ce qu'il allait penser. Ça n'était pourtant pas ce qui s'était produit. La vérité était autre. La vérité était mienne. Il se leva prestement. Je tressautai de surprise. Depuis quand perdait-il ainsi son sang froid ? Il faisait à présent les cents pas en me jetant, par moment, des coups d'œil circonspects. Après plusieurs longues minutes, il brisa enfin le pesant silence que nous avions laissé s'installer.
- Je sais même pas pourquoi je fais ça... Un mois et demi.
Il martela ces derniers mots en m'adressant un regard accusateur. Cet homme ne cessait de m'étonner. Le reproche qu'il me faisait était... inattendu.
- Un mois et demi Jena. Tu n'allais même pas m'appeler pour valider ton année ?!
Comment pouvait-il penser à ça ? À moi, à mes intérêts ?
- Si..., marmonnai-je honteuse.
- Quand ? Hein ? Dis-moi, quand ?Il posa une main sur la table, glissa l'autre dans sa poche. Je reculai, pour échapper à l'étau de ses pupilles.
- Quand je n'aurais pas eu d'autre choix que de le faire, répondis-je en toute honnêteté.
Il ricana, contourna l'obstacle et s'installa près de moi. Un bras sur l'accoudoir, une paume sous le menton, le front plissé, il ne cherchait plus à dissimuler son ressentiment. La scène ne me plongea pas dans l'embarras. Au contraire. Je le voyais pour la première fois sans retenu. Il ne contenait pas ses émotions. Il les vivait.
- Ça t'amuse ?
- Non.
- Qu'est-ce qui te fait sourire ?
- Toi.Il ne partageait pas une seule seconde mon sentiment. J'étais heureuse. Heureuse de le voir enfin sans son masque d'indifférence. Ravie qu'il délaisse son apparente neutralité et expose plus ouvertement ses humeurs.
- Un mois et demi, répéta-t-il.
- Je sais.
- Tu veux savoir comment je vais ?Je hochais la tête. Les quelques signes de fatigue que j'avais perçus à son arrivée étaient à cette distance beaucoup plus marqués.
- Je vais mal.
Les yeux écarquillés, le souffle saccadé, la gorge nouée, j'appréhendais la suite.
- Tu veux savoir pourquoi ?
Je n'étais pas sûre de vouloir être mise dans la confidence. Je craignais la réponse à sa question rhétorique aussi sûrement que je la devinais.
- Parce que j'ai pratiqué la confiance. J'ai pratiqué la confiance et tu es partie.
La sentence était tombée. J'étais déclarée coupable. Et j'étais coupable. Je ne pouvais pas le contester. J'étais partie. Je n'étais pas capable de supporter sa peine. Je pouvais déjà difficilement supporter la mienne. Je ne pouvais pas incarner son salut. Je le condamnais, au mieux, à partager mon sort. Celui d'une éternelle damnée. Je n'étais pas non plus le cas désespéré qui lui permettrait de changer l'issue de sa tragédie shakespearienne. Juliette s'était suicidée. Roméo ne l'avait pas suivi. Il avait préféré rejouer la pièce et en modifier la fin.
- Je suis désolée.
Le sourire mélancolique qui se dessina sur ses lèvres était insoutenable. Je rapprochai mon siège du sien. Il me regarda faire. Je réitérai mes excuses. Il resta muet.
- Qu'est-ce tu veux que je te dise ?
Une demande, une supplique. Mes genoux contre les siens, l'acier de ses iris face au cuivre des miens, nous étions proches et distants à la fois.
- Dis-moi pourquoi ?
- Pourquoi ?
- Pourquoi tu es partie ? Pourquoi avec lui ?Lui. Florian. Évidemment. Il n'allait pas indéfiniment nier son existence. Il l'avait vu blottir sa main dans la mienne, m'embrasser. Il l'avait vu me porter secours. Il n'avait pas en revanche compris à quel danger je souhaitais échapper. Je m'apprêtais à lui partager mes inquiétudes. À tout lui dire. À me mettre à nu comme il s'était mise à nu.
- Monsieur Guesdes ?
Il fusilla du regard son assistante. Gênée par cette irruption dans un moment qui me paraissait intime je m'écartai instamment de lui.
- Votre prochain rendez-vous est là.
L'heure des confessions n'avait donc pas sonné. Je repartais le cœur lourd de mots que je n'avais pu exprimer par frayeur, pudeur ou tout simplement opportunité...
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Déboires chroniques
ChickLitLa vie est loin d'être un long fleuve tranquille. Les espoirs, les idéaux, l'utopie que notre esprit engendre sont mis à mal par les épreuves jalonnant notre chemin. La solidité des liens amicaux et amoureux est testée durant ces épreuves. Jena, ét...