Partie 125 : car c'est le mur

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La perplexité, sincère, qu'il affichait me fit douter. Avais-je été trop hâtive dans mes conclusions ?

- Tu as besoin d'être sauvé ?
- Non.

Une réponse catégorique. Je n'étais pas un pauvre petit animal ébloui par les phares d'une voiture qui menaçait, à tout moment, de le percuter. Hagard, en attente d'une action miraculeuse.

- Alors pourquoi cette question ?

Il avait détaché sa ceinture de sécurité et tourné son buste dans ma direction. Les iris aux contours obscurs de Guesdes cherchaient à appréhender les méandres tortueux de ma conscience. Je soupirais. Je m'attaquais à une montagne beaucoup trop haute. Je n'étais pas équipée pour réussir pareille ascension. La chute risquait d'être fatale. Le jeu en valait-il la chandelle ?

- Je n'ai pas besoin d'être sauvée mais tu as besoin de me sauver.

Une affirmation visiblement étonnante. Le sourcil droit redressé, à court de mot, il ouvrit puis referma la bouche, enroula ses doigts autour du volant, pressa ses lèvres l'une contre l'autre et reporta son attention vers l'extérieur.

- Tu te trompes.

Il rejetait mon hypothèse. Aucun argument pour justifier sa position. J'étais juste dans l'erreur. Il n'avait pas besoin d'en dire plus. C'était pour lui une évidence. Une réaction qui, étrangement, balaya mes incertitudes.

- Je ne me trompe pas.

J'étais résolue à lui faire admettre ses torts. Il enfonça son dos dans le siège et porta son regard sur le toit du véhicule. Il érigeait un mur entre nous. Un mur que j'avais parfois pris pour de l'indifférence ou l'expression d'une colère froide. Un mur qui aujourd'hui me semblait être une barrière de protection. Tout comme moi, il compartimentait les choses. Il lui était beaucoup plus facile de traiter les émotions des autres que s'attarder sur les siennes. Il plongeait dans mes failles et ignorait ses propres fêlures.

- T'es de mauvaise humeur.
- Le rapport ? , répliquai-je.
- T'es de mauvaise humeur donc tu vas vers la confrontation.
- Pas du tout, niai-je.

Il évitait soigneusement tout contact visuel et cherchait clairement à détourner la conversation.

- Ma dispute avec Sherine au gala marque notre première rencontre.
- Tu vas me reprocher notre rencontre maintenant ?
- Tu demandes à être mon mentor à mon insu, pour m'aider à trouver un job.
- C'est le rôle d'un mentor. Je t'ai déjà expliqué pourquoi j'ai demandé à l'être, protesta-t-il.
- Tu es là quand je m'effondre en larmes par terre. Là aussi quand les partiels me paralysent d'angoisse, poursuivis-je imperturbable.

Il ne bronchait plus. Il se contentait d'écouter silencieusement ma diatribe. J'étais lancée. Impossible de m'arrêter. Je ne le voulais pas non plus. Il devait entendre ce que j'avais à dire. Réaliser ce que je m'évertuais à lui faire comprendre.

- Tu m'emmènes dans une fury room et me pousses à me confronter à ce qui me bouffe de l'intérieur. Tu assistes à mes crises. Tu m'encourages à prendre des risques...
- Ok ça va j'ai compris.
- Tu t'impliques tellement que je ne peux pas m'empêcher de penser que ...
- De penser quoi ?, demanda-t-il.

Je frissonnais, le cœur battant je pesais le pour et le contre. Jusqu'où devais-je aller ?

- Parle, m'enjoignit-il en posant des pupilles anxieuses sur moi.
- La façon dont tu me regardes parfois... c'est comme si tu craignais que ...

J'appréhendais sa réaction mais ne pouvais plus reculer. Nous n'allions pas éternellement tourner autour du pot. Il s'était immiscé dans ma vie. Il était grand temps que je lui rende la pareille.

- C'est comme si tu craignais que je me fasse du mal.

Il plongea une main dans ses cheveux, prit une profonde inspiration, ouvrit la portière et quitta le véhicule. J'étais sans voix. Je ne m'attendais pas à ça. La culpabilité me noua aussitôt l'estomac. Je m'apprêtais à le rejoindre quand quelque chose dans son attitude m'en dissuada. Il était toujours dans mon champ de vision. Il me tournait le dos mais je sentais qu'il avait besoin de prendre l'air, de s'isoler quelques secondes. Trop loin. Tu es partie beaucoup trop loin.
J'essuyais la moiteur de mes paumes sur mon jean. Il y a des jours où il vaut mieux rester chez soi. Des vérités qu'il vaut mieux garder pour soi. Je pensais Guesdes plus solide. Je le pensais à même d'encaisser certaines paroles, certains mots. J'étais persuadée que le déni était si ancré que je ne parviendrais pas à le bousculer. Je m'étais peut-être menti à moi-même. Il m'avait montré l'autel dédié à sa défunte petite amie. Il m'avait laissé entrevoir les traits d'un jeune homme transi d'amour. Un homme dont l'innocente gaieté était touchante. J'aurais aimé connaître ce Noah. Il semblait à cette époque moins sur ses gardes.
Il avait, malgré des défenses fortifiées par le deuil, exposé le temps d'une soirée les racines de son mal. Il s'était montré vulnérable. Si vulnérable que j'avais pris peur. Si brisé que j'avais fui. Je me sentais mal. Mal d'avoir remué le couteau dans la plaie. Tu devais le faire. Il devait savoir. J'aurais pu l'amener moins brutalement à se rendre compte que son attraction pour moi n'était qu'une triste façon de rejouer un drame en espérant en changer l'issue. S'il ne l'avait pas sauvé elle, il me sauverait moi. Le rythme cardiaque galopant, je l'observais se rapprocher puis réintégrer l'habitacle. Il boucla sa ceinture, démarra le moteur, appuya sur l'embrayage, actionna la marche arrière, pressa, de son pied droit, la pédale de vitesse et manœuvra pour rejoindre la route. Il fit tout cela en silence.

- Noah ?
- Pas maintenant.

La réponse un chouïa cinglante, acheva de tendre l'atmosphère. Il n'était pas prêt à parler et j'en avais assez dit pour l'instant. Nous occupions chacun un côté du mur. Un mur à présent si épais que plus aucun son ne passait.

Déboires chroniquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant