La Bête du Gévaudan

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Les bottes du boucher s'enfonçaient lourdement dans la neige consistante. Il cligna des paupières au moment où un épais flocon glissa dans l'un de ses yeux. Sous ces derniers, le corps d'un enfant de peut-être huit ans gisait dans l'épais manteau blanc. À plat ventre, tout droit et raide, les bras le long du corps. Un manteau de fourrure collé à ce dernier, figé par le froid, l'enveloppait.

Jean espéra jusqu'au bout qu'il ne s'agissait pas de son fils. Malgré la chevelure soyeuse, blonde aux reflets argentés qu'il avait lui-même arboré...
S'agenouillant perpendiculairement au cadavre, il resta immobile plusieurs minutes. Puis d'un coup sec, après s'être levé, les jambes écartées au-dessus de la petite dépouille, décolla cette dernière du sol enneigé.

En toute logique, l'ayant tirée par les bras, c'est son tronc qui vint en premier. Jean recula et fit donc de même avec les petites jambes, horriblement dures car partiellement congelées.
Fermant les yeux par crainte de découvrir le visage de Simon, il retourna le cadavre, son dos sur les genoux de leur père. Jean caressa les cheveux lisses, coupés la semaine dernière par sa femme au couteau.

Puis se força à ouvrir ses paupières. Lorsqu'il se retrouva nez-à-nez avec la face pâle, les traits fins enrobés de petites joues rebondies, les grands yeux clairs en amande sans vie et les lèvres minces bleuies, Jean poussa un cri, puis fondit en larmes. Ses hurlements de douleur alertèrent tout le village, et bientôt une foule de badauds vint se masser autour des deux corps, le grand vivant et le petit mort.

Les villageois s'approchèrent tous de plus en plus près de leur boucher. Soudain, une grosse femme emmitouflée dans un manteau en laine de brebis poussa un cri d'horreur. Elle fut la première à découvrir la plaie béante en plein milieu du petit ventre. À la place de la peau lisse et blanche, un trou rouge sombre rendait visible les vertèbres lombaires du petit Simon. Rendue visible par l'absence des organes, sa colonne vertébrale était quasiment rompue.

On comprit vite que durant la nuit, une bête s'était nourrie des boyaux du petit garçon : il était probablement encore en vie lorsque la bête lui déchiqueta l'abdomen, car exceptée sa blessure au ventre, le reste de son corps semblait intact.
Dans les jours qui suivirent, on enterra le petit corps dans un cercueil en bois de chêne.

On avait ausculté entre temps la mâchoire de chaque gros canidé du coin, à la recherche d'une trace d'intestin mâché ou de dents rougies, sans succès. Jean arrêta quelques jours son activité de dépeceur. Puis un matin sa femme le surprit dans son atelier, occupé à retirer d'un crochet à viande un bâtard aux poils gris. Sa langue pendait mollement entre ses babines figées, et Marie observa qu'il ressemblait à s'y méprendre à celui du boulanger.

Jean n'avait pas remarqué les deux yeux globuleux inquisiteurs qui s'éclipsèrent discrètement. Il avait posé un grand baquet en bois sur le sol, dans laquelle fumait de l'eau bouillante. Il y plongea ensuite l'animal encore tout poilu. Quelques heures plus tard, Marie constata avec étonnement la quantité de viande inhabituellement abondante destinée à être disposée en magasin.

Sans faire de commentaire, elle passa la matinée à vendre de la viande de chien à ses clients, qui dès le lendemain s'empressèrent de quémander cette nouvelle variété de porc. En effet, la femme de Jean n'avait bien évidemment pas pu leur avouer de quel animal la chair dont ils raffolaient provenait : au lieu de ça, elle affirmait que son mari traitait avec des chasseurs du nord, qui lui fournissait des porcs moins gras, des côtes - une fois grillées - plus croquantes.

Malgré le fait qu'étrangement, le nombre de canidés domestiques des environs vint rapidement à diminuer, les villageois bien trop stupides pour lier une cause à son effet ne comprirent pas tout de suite que certains d'entre eux avaient cuit à la broche des bouts de steak de leur propre chien.

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