prologue(première partie): Le vieil homme

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Alors que, par la fenêtre, le jour laissait peu à peu sa place à l'obscurité, un homme d'un âge mûr ressassait en silence les souvenirs de sa jeunesse. Son regard perdu dans les flammes de la cheminée, autant que lui l'était dans ses pensées.

De sa longue vie, il ne regrettait rien. Selon lui, chacun de ses choix avait été le meilleur... À bien y réfléchir, il y en avait bien un de mauvais : Kassi. Même après toutes ses années, le vieil homme regrettait encore la réponse à la simple question qu'elle lui avait posé. « Veux-tu m'épouser ? ».

Elle était et restait à ce jour la femme parfaite. Douce, mais avec du caractère, drôle au point de désamorcer tous les conflits, généreuse et souriante en toute circonstance, belle... Ho oui, elle était belle. Combien d'hommes s'étaient retournés à son passage pour l'admirer encore quelques secondes de plus ? Et combien d'entre eux se faisaient disputer par leur propre femme l'instant d'après ? Dans les deux cas, il avait arrêté de compter peu de temps après l'avoir rencontré.

Cette pensée le fit sourire. Un sourire à la fois si simple et si particulier qu'il n'avait eu qu'en sa présence. Il n'y avait qu'elle pour réussir à étirer ses lèvres ainsi. Elle était parfaite. Alors pourquoi ? Pourquoi n'avait-il pas dit oui ? Oui. Trois lettres, une syllabe. C'était pourtant simple non ?

Et pourtant, à l'époque, il avait refusé. La panique ? La crainte de se retrouver enchaîné dans sa vie de couple en l'officialisant ? Même aujourd'hui, il n'en savait rien. Le fait est que cette réponse stupide n'avait engendré que larmes et tristesse. C'était la première fois qu'il voyait Kassi pleurer... Et la dernière qu'il la voyait tout court.

Il se maudissait, lui et sa stupidité. Lui qui avait tout pour être heureux, avait tout perdu rien qu'avec un mot... De trois lettres... Et d'une syllabe. Ce choix l'avait anéanti et hanté pendant des mois alors que c'était le sien. De ce fait, il comprenait d'autant plus la fuite de sa bien-aimée. Elle qui avait posé la question et fondé tant de projets et d'espoirs sur la bonne réponse.

Un bruit sourd sortit tout à coup le vieil homme de ses pensées. Quelqu'un frappait à la porte. Non. Tambourinait était un terme bien plus adéquat. Il tira une dernière fois sur sa pipe et souffla lentement la fumée dans un soupir. Il savait qui se trouvait derrière sa porte. Il savait que ses gens-là n'aimaient pas attendre. Et pourtant, il ne comptait ni se précipiter pour leur ouvrir, ni fuir ses responsabilités.

Lentement, il se leva de sa chaise et s'étira puis, d'un pas serein, se dirigea vers la porte qu'il ouvrit en grand, prêt à leur faire face.

— Papy ! Papy ! crièrent joyeusement la tripoté d'enfant qui l'attendait.

— Hé bien alors ? Qu'est-ce que vous faites là ? Vous n'êtes pas encore couchés ? Vos parents vont s'inquiéter, gronda le vieil homme d'un air faussement sévère.

— Mais non, rétorqua l'un d'eux en levant les yeux au ciel. Ce sont eux qui nous ont demandé de venir te chercher.

— Me chercher ? Et pourquoi donc ? demanda-t-il d'une voix exagérément grave, les poings sur les hanches.

— Mais tu le sais très bien ! s'énerva une fillette ne lui arrivant même pas à la taille. Tout le monde est prêt ! On veut une histoire !

L'homme, devant l'air autoritaire de la petite fille, ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. Il connaissait chaque personne de ce village et savait quel enfant appartenait à quelle famille. La posture, le ton, le regard inquisiteur. Tout portait à croire qu'elle imitait sa mère lorsqu'elle la grondait. L'imitation était d'ailleurs très réussie selon lui. Trop réussie. Il ne voulait pas se retrouver avec une enfant en pleur sur les bras, tout ça parce qu'elle était trop jeune pour comprendre qu'il jouait la comédie.

— Ne t'en fais pas, la rassura-t-il en lui ébouriffant les cheveux. J'ai juste besoin de savoir quelle histoire vous voulez pour ce soir.

— Le grand chamboulement ! s'exclama un garçon de huit ans.

— Ho oui ! S'il te plaît ! Implora un deuxième.

— Vous êtes sûr ? Vous ne voulez pas une histoire plus légère avant d'aller dormir ?

Tous en cœur, les enfants le supplièrent de raconter cette histoire en particulier. Il n'avait plus le choix. Le public avait parlé.

— Allez vous installer, j'arrive.

Le signal était donné. Tous les enfants se mirent à courir vers la place centrale dans une cacophonie de cri et de rire. La commande était passée. L'histoire de ce soir serait le grand chamboulement.

Grand. Il est vrai que ce terme convenait bien à cette partie de l'histoire de ce monde. Mais dire que ce qui s'était passé à cette époque était un chamboulement... Quel doux euphémisme pour qualifier ce véritable cataclysme. Mais bon, cataclysme était peut-être un peu trop dur pour des enfants.

Sans se presser, le vieil homme se rendit à son tour sur la place centrale du village. Non pas que des problèmes de santé l'empêchaient d'aller plus vite, il était d'ailleurs encore robuste et se tenait parfaitement droit, mais prendre son temps permettait à chacun de s'installer et faisait monter l'envi de son auditoire. Et, après tout, un bon conteur devait savoir se faire attendre.

Après quelques minutes, il arriva enfin sur la place. L'endroit, comme à chaque fois qu'il devait raconter une histoire, avait été spécialement aménagé. De grandes couvertures avaient été posées à même le sol autour du feu. Hommes, femmes et enfants étaient assis dessus et regardaient une chaise qui accueillerait bientôt le conteur. La scène était prête et le public aussi. Il ne manquait plus que lui.

L'homme s'installa à sa place, sortit sa pipe qu'il remplit de tabac et l'alluma. Il savoura sa première bouffée et attendit que le silence règne. Son regard se posa sur une personne assise à sa droite. La petite fille qui s'était énervée sur le pas de sa porte le regardait de ses yeux pétillants. La vue de ce petit être innocent, qui n'attendait que lui, le conforta dans l'idée première qui avait émergé au fil de ses pensées. Les choix qu'il avait fait lors de sa longue vie avaient été les bons.

Le violon de cristal: les partitions perduesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant