Chapitre 15 : L'auberge

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Le jour commençait à décliner alors que les deux compagnons arrivaient à l'orée d'une forêt dans laquelle la route s'engouffrait. Si la couche de nuage cachant l'astre solaire nimbait habituellement toute chose d'une teinte grisâtre, le crépuscule, lui, donnait à ce bois des airs lugubres. Il donnait l'impression qu'une bête féroce pouvait surgir à tout moment des fourrés pour les attaquer.

Le modeste établissement sur le bord de la route contrastait radicalement avec cette ambiance froide. Une douce lumière s'échappait des fenêtres et permettait de distinguer l'écriteau d'une enseigne qui se balançait paresseusement dans un léger grincement. « Au refuge du voyageur ».

 L'endroit était stratégiquement bien placé. Ceux qui partaient de Léfarène se retrouvaient ici à la tombée de la nuit, alors que ceux qui venaient de la forêt pouvaient s'arrêter pour faire une pause bien méritée.

Sur le côté du bâtiment, un grand nombre de charrettes étaient garées, non loin d'un enclos abrité pour les chevaux.

— Tu crois qu'il leur reste de la place ? demanda la beast.

— Il n'y a qu'une seule façon de le savoir, rétorqua le démon avant d'ouvrir la porte.

Bien que la chaleur à l'intérieur était la bienvenue, l'ambiance, elle, n'était pas au beau fixe. Les voyageurs arboraient tous le même visage fermé que ceux qu'ils avaient croisés sur la route. Combien en restait-il encore sur la route ? Et dans la ville ? Léfarène pouvait-elle recueillir autant de réfugier ? Avaient-ils au moins une chance de trouver un abri décent au bout du voyage ?

Avec toutes ses questions en tête, Syara alla s'asseoir à une table libre dans un coin de la pièce. Telak prit place en face d'elle et la fixa sans dire un mot.

— Quoi ? demanda-t-elle pour briser le silence.

Le timbre de sa voix avait été plus agressif qu'elle ne l'aurait pensé. Tant pis, elle en avait assez de se murer dans ce silence pesant. Pourquoi faisaient-ils ça d'ailleurs ? Par respect pour les réfugiés qu'ils croisaient ? Sans pour autant rire aux éclats en leur présence, ils pouvaient tout de même se parler un peu, non ?

— Tu m'en veux pour ce midi ? questionna le démon.

— Ça t'étonne ? Tu as failli m'écraser la queue !

— J'ai agi sans réfléchir, admit-il. Je ne supporte pas que l'on remette en cause l'utilité de mes pouvoirs.

— Et tu étais obligé de faire tomber ce gros rocher juste à côté de moi ?!

— Non mais...

— Et toi aussi tu t'es foutu de moi je te rappelle !

— Calmes-toi.

— Et pourquoi je me calmerai ?

— Parce que tout le monde nous regarde.

Syara sortit immédiatement de sa colère et balaya la salle du regard. Elle ne s'était même pas rendue compte qu'elle s'était emportée au point de se lever de sa chaise. Tous la fixaient d'un air étonné pour certains, réprobateur pour d'autres. Ils auraient très bien pu avoir cette discussion sur la route, mais non, Telak avait parfaitement prévu son coup en abordant ce sujet quelque part où elle ne pouvait pas s'énerver. Il était donc, au final, tout aussi calculateur que son professeur détesté.

— Aller, rassis-toi. Pour me faire pardonner, je t'offre le repas et la chambre pour ce soir.

— Ne crois pas que l'on puisse m'acheter aussi facilement, prévint-elle en reprenant sa place.

Après quelques minutes d'attente, l'aubergiste se présenta à leur table. Petit et trapu, ce nain arborait une épaisse moustache qui remontait en pointe aux extrémités. Ses yeux cernés et les nombreuses taches sur sa chemise montraient, avec évidence, que ses dernières semaines n'avaient pas été de tout repos. Malgré ça, il gardait un léger sourire sincère et réconfortant.

— Bonsoir madame, bonsoir monsieur. Que puis-je faire pour vous ?

— Nous voudrions deux repas et deux chambres pour cette nuit.

— Pour les repas pas de problème, mais les chambres, avec cette affluence de réfugiés, il ne me reste que des places en dortoir.

— Bon, hé bien ça n'est pas avec ça que je vais réussir à me faire pardonner, rit le démon. Nous prendrons ce qui vous restera.

L'aubergiste, après avoir pris la commande sur un petit calepin, tourna les talons et s'apprêta à rejoindre la cuisine. Quelque chose, chez ses deux clients-ci, avait cependant piqué sa curiosité. Lentement, il revint vers eux pour en avoir le cœur net.

— Si je puis me permettre, êtes-vous des mages en route pour Sendra ?

— En effet, acquiesça Telak. Comment avez-vous deviné ?

— Tout d'abord, vos vêtements. Ensuite, ces temps-ci, seules les personnes qui fuient la ville s'arrêtent ici. Ils sont épuisés et ont sans doute tout perdu. Donc, voir arriver deux personnes avec assez de force pour s'énerver comme vous l'avez fait tout à l'heure, ou même sourire lorsque je vous ai dit qu'il n'y avait plus de chambre, tout ça ne voulait dire qu'une chose. Vous ne venez pas de Sendra, mais vous vous y rendez.

— Vous avez l'œil, commenta Telak.

— Ce désastre doit vous arranger, avec toute la clientèle qu'il vous amène, lança Syara d'un ton désagréable.

— Croyez-le ou non, je préfère de loin avoir moins de clients que de recueillir ses pauvres âmes, répondit-il, passant outre l'air agressif de la beast. J'aime voir les sourires et entendre les récits des voyageurs. Servir, jour après jour, des personnes où seule la tristesse passe dans leurs yeux, cela me peine.

À ses mots, l'aubergiste les quitta pour repartir en cuisine. Telka, lui, regardait sa nouvelle apprentie d'un air sévère.

— Quoi ? Demanda-t-elle.

Elle n'en pouvait plus de ses non-dits énigmatiques et du fait qu'elle ne puisse pas s'exprimer comme elle le voulait en présence des autres clients. Exploser de rage en public lui était déjà arrivé, bien plus d'une fois. Habituellement, elle se fichait totalement de ce que les inconnus pouvaient penser d'elle. Cependant, à cet instant, elle avait l'impression de se sentir jugée et que leur avis comptaient pour elle. De ce fait, elle devait mesurer à la fois ses propos, l'intensité de sa voix et prendre sur elle pour enchaîner cette bête sauvage qui grondait au plus profond de son être.

— Pourquoi l'as-tu agressé de la sorte ? finit par demander son mentor.

— De quoi tu parles ?

— Ton commentaire était blessant. Je comprends que tu m'en veuilles, mais lui ne t'as rien fait.

— Je préfère garder mes distances et être sûre qu'une personne est fiable avant de lui accorder ma confiance.

— Là n'est pas la question. Tu peux très bien garder tes distances sans pour autant être exécrable avec les autres. Et tu apprendras aussi que la plupart des personnes ne fonctionnent pas comme toi. Ils accordent vite leur confiance et ne la retirent que si la personne en abuse. En agissant de la sorte, tu n'iras jamais loin en tant que mage.

— Je suis une louve, pas un mouton, rétorqua la beast.

— Je n'essaierai pas de te changer, mais penses-y. Tu n'arriveras à rien avec ce comportement autodestructeur. Ouvres-toi aux autres et tu découvriras chez eux des facettes de leurs personnalités que tu n'aurais jamais décelé autrement. Penses-y, répéta le démon.

Le violon de cristal: les partitions perduesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant